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Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1967.
Évocation de Luther devant le Désert Cévenol
Commémoration du 450e anniversaire de la Réformation (31 octobre 1517)
C’est donc ici, au cœur de la Cévenne des Cévennes, en plein pays camisard, dans ce vallon consacré au souvenir des héros, des martyrs et des confesseurs, qu’il nous est donné d’évoquer la figure de Luther. Que peut-il y avoir de commun entre le premier des Réformateurs - il faut bien lui donner ce nom, bien qu’il n’ait jamais voulu l’accepter, - et ces hommes obscurs, au nom desquels nous l’accueillons, aujourd’hui, dans ce Désert qui vit leurs victoires et leurs désastres terrestres ? L’essentiel ? C’est trop sûr. Mais, avant d’en venir à l’essentiel, que de choses les séparent !
La langue, d’abord et, plus que la langue, un mystérieux rapport avec le Verbe. Martin Luther était un savant, un homme du peuple devenu docteur. Rompu au latin, au grec et à l’hébreu, il pensait et il écrivait dans la langue de son pays. Il a même fait mieux, puisqu’il a donné à cette langue son premier monument durable avec sa traduction de la Bible. Nos Cévenols qui n’étaient ni savants, ni docteurs, s’adressaient à Dieu en français, alors que dans la vie de chaque jour ils se servaient de la langue d’oc, et le français a été pour eux comme une langue savante, la langue de l’éternité, de la grâce et de la lumière. Il est trop clair que le Réformateur de l’Allemagne appartenait à un peuple qui ne ressemblait pas à celui de nos ancêtres. Langue, traditions, culture, tempérament, tout les séparait. Osons le dire d’un mot, bien que ce mot ait été déshonoré par notre époque : ils n’étaient pas de la même race. Luther était fils des peuples du Nord ; nos ancêtres étaient les enfants de ceux du Midi. Chacun va vers la vérité en cheminant à son pas.
Tout cela n’était rien, pourtant. Langue, traditions, culture, tempérament, ne sont que de minces différences. La vraie distance est celle du temps. Luther était un homme du début de la Renaissance, né dans le Moyen Age et marqué par lui. Il lui fallait soulever la pierre qui pesait, à son époque, sur la chrétienté tout entière. Non qu’il ait été le premier à vouloir le faire. Bien d’autres, avant lui, avaient cherché à retrouver l’esprit primitif de l’Evangile. Il semble même que, du premier jour où quelque chose d’humain, de trop humain, de petitement humain, a été rajouté aux Ecritures, des hommes de foi ont cherché à effacer la surcharge, l’interpolation, le rajout, pour retrouver le texte, tel qu’il était dans sa pureté première. Luther n’était donc déjà qu’un héritier, mais il a été le premier à réaliser l’héritage, le premier qui n’a pas dû renoncer et se soumettre, un des premiers à ne pas finir sa vie dans les supplices. Il a fait renaître l’ardeur du Taborite de la Bohême, la simplicité du Vaudois des Alpes, et même, peut-être, la mystique qui avait animé les Parfaits. Il était l’aboutissement d’un désir sans cesse renouvelé qui avait traverse les siècles. Comme tous ceux qui avaient été vaincus et qui étaient morts sur la roue ou sur le bûcher, il avait voulu déposer ce qui avait été rajouté à la foi originelle, pour la restituer à sa pureté primitive. Cet espoir avait sans doute animé ces pâtres des Cévennes qui, comme nous le révèle un seul texte, prophétisaient dans nos montagnes, à la fin du Xe siècle, et sur lesquels nous ne savons rien. Mais que savons-nous de tous les espoirs qui ont été engloutis par la longue nuit, et par les fureurs des hommes ? II a fallu attendre la Renaissance pour voir se réaliser mille rêves depuis longtemps entrevus, et pour qu’aboutisse enfin cette Renaissance évangélique qui fut l’œuvre de Luther.
Mais quel homme était ce Luther ? Comment pouvons-nous le voir, au physique et au moral ? Dans bien des textes, écrits par ceux qui ont eu la chance de l’approcher, on l’entrevoit maigre et maladif. " On pourrait presque compter ses os ", nous a dit de lui Mosellanus, humaniste célèbre qui l’a vu disputer au colloque de Leipzig, dans la trente-sixième année de son âge, contre le redoutable docteur Eck, un de ses ennemis les plus acharnés. Cependant, les portraits qu’on peut voir de lui, - et d’abord celui de Cranach, - nous montrent un homme bien en chair, plutôt gras, avec même quelque chose de pléthorique. Il en va de même pour sa santé : il est tantôt plein de force et d’allégresse vitale, tantôt faible et presque mourant. Mais toujours l’énergie demeure : " Si je ne puis aller à Worms en santé, a-t-il dit, au moment du plus dur combat de sa vie, je m’y ferai porter malade. "
Ce ne sont pas les seules contradictions de cette extraordinaire nature. Nous le découvrons tour à tour sombre et gai, irascible et doux, mystique et dialecticien, délicat et parfois grossier, tantôt pusillanime et tantôt inébranlable, hésitant et brusquement résolu. Ce dernier trait est constant. C’est la marque même de son caractère. Luther est, d’abord, dans toutes les grandes circonstances de sa vie, un homme incertain, prêt à renoncer et à faire sa soumission, mais soudain quelque chose se déclenche et il ne reculera plus d’un pas. La crainte semble monter dans son âme des profondeurs mêmes du Moyen Age. Mais son intrépidité lui vient de son temps. Quand il surmonte sa crainte, il est comme un instrument dans des mains qui seraient plus fortes que les siennes.
Etrange crainte qui le jette au cloître, à vingt-deux ans, pour une blessure accidentelle qu’il se fait avec son épée et, surtout, pour un coup de foudre qui tombe à côté de lui : " Sauve-moi, Sainte Anne, et je me ferai moine ! ". C’est le cri de l’homme du Moyen Age. Il se fait moine, mais il emporte avec lui son Plaute et son Virgile. Ces deux livres profanes ne pèseront pas bien lourd devant la Bible dont il va faire la découverte dans sa nouvelle vie monastique. En réalité, il est plus universitaire que moine, bien qu’il se soumette de grand cœur aux plus rebutantes besognes. Le couvent ne lui apporte pourtant pas la paix. La crainte de Dieu le dévore. Elle le dévorera jusqu’au jour où il comprendra tout d’un coup ce que lui répète un vieux moine qui l’a pris en affection : " Tu es fou ! Dieu n’est pas irrité contre toi ; c’est toi qui l’es contre lui. "
Martin Luther travaille tant, et il travaille si bien qu’on va le dispenser des besognes viles. " Ce moine déconcertera tous les docteurs ", dit alors de lui le recteur de son université. " II apportera une doctrine nouvelle et réformera l’Eglise ; car il s’appuie sur les écrits des prophètes et des apôtres ; il se tient à la parole de Jésus-Christ. Voilà ce que ni la philosophie, ni la sophistique, ni les albertistes, ni les thomistes ne parviendront jamais à empêcher et à détruire. " Ce propos du vieux recteur est comme une prophétie, au-delà même, sans doute, de ce que le vieil homme voulait dire. Réformer l’Eglise d’alors, c’est bien ce qui est en question, et c’est ce que va faire Luther.
Il va lui falloir des années pour se préparer à cette tâche, et pas seulement pour devenir bachelier, licencié et docteur, et pour prêter serment à Dieu, aux Saintes Ecritures et à l’Université. Il se prépare à l’action par une méditation à la fois lucide et angoissée sur " les questions qui concernent l’âme, la foi, le salut, la parole de Dieu ", c’est-à-dire, comme il l’a défini lui-même ", sur la plus grande chose qui soit sur la terre et dans le ciel ".
Ce n’est encore qu’un simple moine, mais c’est déjà un docteur réputé dont les prédications attirent les foules. " Je me rendis si familier de la Bible, a-t-il dit en parlant de cette période de son existence, que je savais indiquer la page où se trouvait chaque verset. Souvent, je méditais un seul verset pendant un jour entier. " Ces méditations ont eu sûrement plus d’importance pour ses futures résolutions que son fameux voyage de Rome, ou même que le scandale du salut mis à l’encan par l’Eglise. Les circonstances, les péripéties, ne l’ont jamais amené qu’à proclamer ce qui s’était préparé au fond de sa conscience. Sans l’occasion, peut-être, serait-il resté silencieux, mais sans la longue préparation intérieure, il n’aurait jamais pu faire ce qu’il a fait.
Quand s’ouvre la querelle des indulgences, il est prêt à lutter pour ce qu’il a lui-même appelé " la justice de Dieu ", sans en voir encore toutes les limites, sans en avoir encore compris tout le sens. Le 31 octobre 1517, il y a quatre siècles et demi, quand il affiche à midi, en pleine lumière du jour, ses 95 propositions à la porte de l’église du château, il s’engage dans une lutte qui ne cessera qu’à sa mort. On croit rêver quand on considère, aujourd’hui, ce qui était en question ! Comment a-t-il pu falloir tant d’efforts et tant de courage, et tant de science, et tant de lucidité d’esprit, pour faire éclater cette monstrueuse escroquerie, et protester ces chèques sans provision tirés sur la vie éternelle ? On n’a sans doute jamais vu plus abominable trafic. " Pour un quart de florin, vous pouvez avoir l’entrée libre dans le paradis ", disaient les moines placiers en vie éternelle. Mais, en s’opposant à ce trafic, on était irrésistiblement entraîné à méditer sur la foi, sur la grâce et la prédestination. C’est ainsi que la plus vile entreprise s’ouvrait directement sur les pensées les plus hautes, " sur les plus grandes choses qui sont sur la terre et dans le ciel ".
Après cet éclat, cité devant la diète de Worms, Luther va laisser voir son incertitude. " Ce ne sera jamais cet homme-là qui me fera devenir hérétique ", déclarera l’Empereur après l’audience du premier jour. D’une voix faible, incertain et comme apeuré, Luther a demandé un délai, mais, le lendemain, tout change d’un coup. " Puisque votre Majesté Impériale et Vos Seigneuries demandent une réponse nette, je vais vous la donner... sans cornes ni dents. Si l’on ne me convainc par le témoignage de l’Ecriture ou par des raisons décisives (car je ne crois ni aux papes, ni aux conciles seuls, puisqu’il est clair comme le jour qu’ils ont souvent erré et se sont contredits, je suis dominé par la Sainte Ecriture et ma conscience est liée par la parole de Dieu), je ne peux, ni ne veux me rétracter en rien ; car il est dangereux d’agir contre sa propre conscience. "
Qu’importent alors le tumulte et les menaces des adversaires ! Ce qui est dit est dit. Luther restera inébranlable et scellera cette prise de position en prononçant la phrase fameuse, une de ces rares phrases qui semblent avoir transformé le destin du monde :
Me voici. Je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide. Amen.
Que ce soit devant la diète de Worms, dans la solitude du château de la Wartbourg, ou dans sa modeste maison de famille, à côté de sa femme et de ses enfants, Luther connaîtra d’autres jours d’incertitude et d’autres jours de résolution. Son destin se confond alors avec l’Histoire de l’Occident. Du premier jour, dans un grand mouvement qui semble entraîner l’Allemagne tout entière, il a pour lui le peuple et les princes. Mais, quand les paysans et les princes vont se dresser les uns contre les autres, quand le sang des chétifs aura coulé à flots, le Réformateur, chef du peuple contre Rome, sera dépassé par le peuple et maudit par lui. Pendant toute la dernière partie de son existence, Luther va vivre dans l’angoisse d’une fin du monde et la crainte de l’Apocalypse : les Turcs campent sous les murs de Vienne, Munster ruisselle encore du sang des anabaptistes, partout la peste, la misère, les conjurations et les trahisons. " Le monde court à sa fin, dit alors le Réformateur, et il me vient souvent cette pensée que le jour du jugement pourrait bien arriver avant que nous eussions achevé notre traduction de la Sainte Ecriture... " II se sent battu des flots et des tempêtes du désespoir et du blasphème et, cependant, il y a sur lui comme une sorte de joie, pareille à une musique céleste, une musique qui porte en elle presque autant de vérités que la théologie. Sans doute, le Réformateur sait-il ce qu’il lui a été donné d’apporter au monde ! Grâce à lui, l’esprit d’examen a triomphé du principe traditionnel d’autorité. Grâce à lui, l’homme n’est plus séparé de Dieu et, dans l’intimité retrouvée avec son créateur, il a retrouvé la liberté, sa liberté personnelle et la liberté de sa famille.
C’est tout cela que nos pères ont défendu, sur les champs de bataille de nos montagnes, dans la chiourme des galères, sur la roue ou sur le bûcher. Ils avaient reçu une part de cet héritage à travers l’héritage de Calvin, car les deux Réformateurs ont bâti l’un et l’autre une des deux pentes du toit qui couvre la maison de la Réforme, mais cette maison est une seule et même maison. Combattants du Désert, galériens pour la foi, recluses de la vieille tour d’Aigues-Mortes, tous, peut-être sans le savoir, au moment des résolutions suprêmes, ont repris, au fond de leur âme, les paroles de Luther :
" Me voici. Je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide. Amen. "
André CHAMSON de l’Académie française.