Accueil > L’assemblée > Autour de l’Assemblée > Discours d’André Chamson > Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1935.
Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1935.
Commémoration du 250ème anniversaire de la Révocation de l’Edit de Nantes.
Mesdames, Messieurs,
S’il est des lieux dont le caractère sacré puisse imposer le silence à l’homme, s’il est des lieux dont les échos ne puissent répéter que les chants ou les paroles qui les ont fait résonner dans l’histoire et, plus loin que l’histoire, dans cette gloire permanente qu’est la conscience humaine, sans doute n’aurions-nous dû apporter ici que ce silence ou que cette fidélité de la lettre et de l’esprit.
J’aurais compris qu’une voix comme la mienne, pour aussi fidèle qu’elle veuille rester à l’égard des héros qui ont transfiguré ces solitudes, n’ait pas eu le droit de s’élever ici.
Quand, adolescent ou jeune homme, je venais chercher dans ce vallon, avec plus d’âpreté encore que sur les crêtes de l’Aigoual, le secret de la race à laquelle je dois la vie et tout ce qui donne sa forme, sa valeur et sa densité à cette vie, je ne pensais pas à transgresser cette règle du silence. Si je sentais que, partout ailleurs, ma vocation était d’exprimer les choses avec des mots et des images, j’entrais ici comme dans un cercle où je recevais plus que je ne pouvais rendre et j’entendais seulement, au fond de moi, comme s’il eut été chanté par d’autres, le motif solennel de ce psaume qui fut à la fois pour nos pères le chant des plus grandes batailles et de la plus grande paix intérieure.
Mais ce secret que peut nous révéler, comme par un éblouissement, la communauté de la foi ou la communauté de la race et du sang, nous pouvons à notre tour le rendre compréhensible aux autres hommes. Il nous suffit pour cela de le restituer à cet ordre humain dont il fut à la fois le support et la conséquence. Si je dois apporter ici un témoignage, ce ne peut être que celui-là, et, pour y parvenir, je n’ai besoin que d’une grâce : celle de parler, non pas en historien ou en artiste, mais en homme qui s’adresse à d’autres hommes.
Qu’y a-t-il donc de si exemplaire dans cette résistance d’un peuple de montagnards, vieille à présent de plus de deux siècles ? Qu’y a-t-il donc de si exceptionnel ? Est-ce le fait d’avoir lutté pour une foi ? Certes, mais combien d’autres hommes, à travers le monde, au long des siècles, ont aussi souffert pour défendre les droits de leur conscience ? Serait-ce donc la disproportion des forces qui s’affrontaient ? Les éclatants succès que remporta d’abord cette troupe que rien ne préparait aux dangers de la guerre et qui luttait contre les maîtres de l’Europe ? Serait-ce la longueur de sa résistance, sa hautaine tenue dans la défaite ? Non. Car d’autres hommes, en d’autres lieux, ont su montrer un égal courage. Cette sérénité à mourir que nous trouvons chez Roland dans son dernier combat ou chez Castanet expirant sur la roue, seul devant le Dieu auquel il avait donné sa vie, n’est pas, malgré sa grandeur, une vertu si rare chez les hommes. Ce qui donne à la résistance des Cévennes sa valeur exemplaire et son caractère exceptionnel, c’est d’avoir été pleinement ce qu’elle voulait être. Car elle fut réellement une résistance de l’homme à l’oppression et aucune autre entreprise n’a pu se servir d’elle pour chercher à réaliser un autre but. Rien n’a détourné de sa résolution ce peuple de bergers qui forgeait ses chefs avec les plus humbles de ses fils ; rien n’a fait dévier de sa route cette communauté fraternelle qui reposait sur le sentiment de l’égale dignité des hommes dans la recherche de leur élévation et de leur accomplissement. Voilà ce qui est grand, voilà ce qui est exemplaire.
Tant que l’homme sera capable d’imposer de la souffrance ou de faire subir une oppression aux autres hommes, cet exemple des Cévennes gardera toute sa valeur enseignante. Car le pouvoir que l’homme a de faire souffrir ses semblables ou de les abaisser dans leur conscience et dans leur chair ne peut être vaincu que par la capacité de surmonter la souffrance et de la subir sans en tenir aucun compte. Nous trouvons ici le mot qui nous livre le secret de nos Cévennes, le mot qui est gravé sur la pierre de la tour de Constance et que le vent semble siffler sur les roches ou dans les herbes dures de nos hautes crêtes, par delà le Jardin de Dieu, sur les hauteurs de l’Aigoual et de la Fageole, le mot que l’on répète aux petits enfants dans toutes les maisons de nos vallées, le mot qui semble inscrit dans ce vallon et dans ce petit village : résister. Et résister, c’est sans doute combattre, mais c’est aussi faire plus : c’est se refuser d’avance à accepter la loi de la défaite. Voilà l’exemple que nos Cévennes donnent à l’homme. Elles lui disent, par toute leur structure, par toute leur histoire, par toute leur humanité, que résister, c’est d’abord ne pas s’arrêter à la persécution, ni à la calomnie, ni à l’injure, puis, s’il le faut, que c’est combattre, et puis, vainqueur ou vaincu, que c’est résister quand même, c’est-à-dire rester semblable à ce que l’on est jusque dans la défaite et jusque dans les fers.
Le grand exemple - ce que j’appelais, voici un instant, le secret des Cévennes, - c’est de montrer que l’homme ne peut pas être abaissé, ni confondu, ni enchaîné par des moyens humains.
Ne nous y trompons pas. Ce ne sont pas là des vertus exceptionnelles qu’il n’est besoin de pratiquer qu’à certains moments de l’histoire traversés par le malheur et la violence. Le malheur et la violence sont du reste de tous les temps : n’oublions pas qu’il y a à l’heure actuelle des protestants qui sont persécutés en Allemagne. Mais, que les temps soient calmes ou tempétueux, la nécessité de ces vertus est permanente, car s’il semble bien que l’homme poursuive sans arrêt une marche ascendante vers une plus haute dignité et une plus totale affirmation de lui-même, il existe également dans l’ordre humain une éternelle entreprise de diminution et d’abaissement de l’homme. Une résistance quotidienne, qui a l’humilité et la grandeur des vertus domestiques, est nécessaire pour arrêter cette entreprise dans les temps calmes. Et c’est elle qui, fidèle à son essence, se transforme naturellement en héroïsme et donne naissance aux martyrs dans les époques de tourmente. Le héros n’est jamais qu’un homme qui fait front, sans faiblir, à des difficultés surhumaines. La force qui l’anime, c’est d’avoir su engager assez complètement sa vie dans les vérités qui lui semblent fondamentales pour ne plus pouvoir accepter d’autre mission que celle de leur service.
Ici, dans ces monts qui sont un des plus vieux visages de la France, cette attestation héroïque a été donnée par tout un peuple et jamais, peut-être, des hommes plus humbles et plus grands ne sont allés aussi loin dans l’acceptation du sacrifice.
Cévenoles et Cévenols, Fils de ce pays que les âges et l’histoire ont usé jusqu’à ne plus lui laisser que l’indispensable parement de terre nourricière, dans notre héritage de pauvreté, nous avons au moins reçu cette richesse. Car ce qui nous a été transmis de plus précieux, ce n’est pas tant, comme on pourrait le croire, cette volonté de tout fonder sur le labeur et la conscience, que la certitude de pouvoir surmonter toujours ce qui cherche à réduire cette conscience, que ce soit la ruse ou que ce soit l’oppression de la force. Nous avons appris que l’homme peut se garder intact et que, s’il est digne de sa noblesse, il ne fera que s’affermir en affrontant la souffrance et la persécution.
Dans l’ordre humain, je ne connais rien de plus beau que cette aventure héroïque d’un peuple montagnard qui semble avoir voulu donner la preuve de la primauté de la conscience humaine. On croirait écouter une légende, le récit de quelque mythe plus beau et plus chargé de sens que ceux de Prométhée ou d’Hercule. Ces combattants, si peu nombreux qu’ils ne furent jamais plus de trois mille, ces soldats qui chargeaient leurs fusils d’une balle et d’un grain de blé, n’ont pas été les acteurs d’une guerre, mais les témoins de la passion spirituelle qui mène les hommes vers l’accomplissement de leur destin. Et, derrière eux, derrière ces légions de Castanet, campées au camp de l’Eternel, derrière la troupe de Roland qui parcourait cette vallée, derrière la cavalerie de Catinat et les cohortes de Jean Cavalier, innombrable, se presse le peuple des martyrs, des femmes, des enfants et des vieillards qui rendent le même témoignage en ouvrant leurs mains trop faibles ou trop candides pour s’être chargées du poids des armes.
Certains qui peuvent garder la haine des morts et des vaincus ont reproché à nos pères de s’être mis en dehors de la grandeur de la France et de l’effort qu’elle poursuivait alors dans l’ordre de la civilisation humaine. Dans certaines bouches, le mot de camisard reste une insulte. Qui pourrait se refuser cependant à voir aujourd’hui que ces pâtres et ces bûcherons ont été les instituteurs de ceux qui les persécutaient. Depuis plus d’un siècle, notre histoire semble n’avoir été que l’élargissement de l’héroïque protestation des montagnards des Cévennes. Ils ont ajouté un accent à ce respect de l’homme pour l’homme sans lequel notre civilisation et toutes ses conquêtes et toutes ses créations ne seraient jamais qu’une façade illusoire.
Fils de ces vaincus qui n’ont pas ployé sous la défaite. nous comprenons aujourd’hui que toutes les véritables grandeurs se rejoignent. Nous considérons comme notre bien, comme notre héritage, ce que les persécuteurs de nos pères ont pu créer de grand dans les arts, dans les lettres dans les sciences ou dans l’ordre de la pensée. S’il est encore des esprits incapables de sentir cette convergence, ils font par cela même la preuve qu’ils ne participent vraiment à aucune de ces grandeurs. A la vigilance de leur haine, j’oppose l’image de tant de jeunes cévenols qui ont su pénétrer dans nos vallées la pensée d’un Descartes, d’un Racine ou d’un Bossuet sans que diminue au fond de leur cœur le souvenir héroïque des combattants de nos montagnes. Dans cette sérénité qui n’est pas un oubli, dans cet apaisement qui n’est pas un relâchement des vertus essentielles, nos pères nous apparaissent brusquement comme n’ayant pas livré autre chose qu’un de ces combats intérieurs par lesquels l’homme lutte contre lui-même pour se contraindre à plus de dignité, de noblesse et de perfection.
André Chamson
septembre 1935