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Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1979.

Thème : Les prophètes des Cévennes

Dès le Xe siècle, des pâtres prophétisaient dans les montagnes des Cévennes...

Ce bout de texte, ce lambeau de phrase, trouvé par hasard dans l’Histoire Générale du Languedoc, m’a toujours fait rêver. J’avais à peine vingt ans quand je suis tombé sur lui et il n’est jamais sorti de ma mémoire.

Je me demandais, avec une sorte d’angoisse, si nous étions d’une race prophétique, d’une race prédestinée dont les yeux pouvaient voir ce que d’autres ne voyaient pas. La raison m’a conduit à me méfier de cette croyance et, pourtant, je ne peux m’empêcher, par moments, de la retrouver intacte, au fond de moi-même.

Ces incertitudes s’effacent quand je pense à ce que subirent nos pères au temps de leur grande tribulation, pendant les années qui précédèrent la Révocation de l’Edit de Nantes et qui furent celles des dragonnades, puis, pendant les années qui suivirent et qui furent celles du rasement et du brûlement des Cévennes, pendant les longues années enfin où, tendant la gorge au couteau, l’Eglise se réfugia au Désert, à l’ombre de la Croix.

Quand je considère ces temps, encore si proches de nous, je n’hésite pas à reconnaître que ce concert de voix prophétiques est la conséquence naturelle des événements qui se produisaient et l’annonce de ce qui allait arriver. Les pasteurs dispersés laissent la place aux prédicants. Les prédicants, roués, pendus ou brûlés à leur tour, laissent la place aux prophètes et aux prophétesses. Les chefs de guerre, prophétisent aussi, tout en dirigeant les combats. Ils remplacent les prédicants et, pour finir, sur le formidable holocauste dont elles ont été les victimes, les Cévennes vont inventer le pouvoir de la non-résistance, de la résistance passive, précédant ainsi ce qui allait se faire dans le monde pour la conquête de la liberté. Les prophéties furent le chant de cette résistance.

Les premiers prophètes étaient presque tous de très jeunes filles ou de très jeunes gens, presque des enfants, à l’âme sensible. Ces inspirés se bornaient à dénoncer le Mal, surtout quand il faisait le malheur de tout un peuple. Ils prolongeaient cette prise de conscience en proclamant les revanches à venir et en annonçant la destruction de la Grande Babylone, que nous appellerions, aujourd’hui, le pouvoir totalitaire.

Leurs prophéties étaient acceptées à la fois avec enthousiasme et avec prudence, dans l’esprit de ce qui est dit par l’apôtre Paul dans l’Épître aux Thessaloniciens : " N’éteignez pas l’Esprit. Ne méprisez pas les prophéties. Mais examinez toutes choses ; retenez ce qui est bon ; abstenez-vous de toute espèce de mal. "

Dans les périodes de grande détresse, ces conseils de prudence sont difficilement écoutés. Quand l’apôtre Paul nous dit, à la fois, de ne pas éteindre l’Esprit et de ne pas mépriser les prophéties, mais aussi d’examiner toutes choses et de ne retenir que ce qui est bon, il trace un chemin périlleux, au tranchant de la crête, et il y a chance que les faux prophètes couvrent la voix de ceux qui parlent en vérité.

Ces premiers inspirés, ces premières inspirées surtout, et d’abord Isabeau Vincent, la " belle Isabeau ", aussi belle d’apparence physique qu’elle l’était par son âme, cette belle Isabeau qui devait disparaître dans les profondes prisons de l’hôpital de Valence, les plus terribles de France, et avec elle Gabriel Astier, entouré de tous les petits prophètes du Dauphiné qui franchirent le Rhône et se répandirent à travers le Vivarais, en prêchant et prophétisant, ces inspirés répétaient toujours presque les mêmes formules : " Je te le dis, mon enfant, parle sans crainte "... disaient les uns, tandis que d’autres affirmaient " ne crains point, je suis avec vous. Et je veux maintenant mettre ma parole en ta bouche, afin que tu consoles mon peuple... "

A peu près dans le même temps, au cœur des Cévennes proprement dites, dans le pays où nous sommes, les prédicants tenaient plus de place que les prophètes ou, pour mieux dire, les prédicants comme Vivens ou Brousson étaient des hommes qui avaient reçu " le don " et parlaient comme le faisaient les prophètes.

Après eux, une fois la guerre déchaînée, les chefs des brigades camisardes furent très souvent animés par l’esprit prophétique. Ils décidaient d’engager la bataille suivant leur inspiration ou de rompre le combat. Vainqueurs, ils remerciaient le Dieu des armées, défaits, ils disaient qu’on avait voulu les éprouver. Mais plus que la décision des chefs, la résolution des soldats était exemplaire. Écoutez l’un d’eux qui déclare : " Nos inspirations étaient notre force et notre appui. Elles ont été notre discipline militaire. Elles nous ont appris à essuyer le premier feu de nos ennemis à genoux, et à les attaquer en chantant des psaumes, pour porter la terreur dans leur âme. "

Quant aux martyrs, à ceux qui mouraient sur la roue ou dans les flammes, voyons comment ces inspirés nous en parlent : " Si les inspirations de l’Esprit Saint nous ont fait remporter des victoires sur l’ennemi par l’épée, elles ont fait bien plus glorieusement triompher nos martyrs sur les échafauds. C’est là le terrible creuset où la vérité et la fidélité des saints inspirés a été éprouvée... Lors même qu’ils avaient les os brisés sur les roues, ou que les flammes avaient déjà dévoré leur chair... "

Il est clair, pourtant, que certaines inspirations ne furent que des illusions qui ne se sont jamais réalisées. La fin de la Grande Babylone ne s’est pas produite en 1706, comme certains l’avaient annoncée. C’était une rêverie de persécutés, le fantôme d’une libération ardemment attendue. Il y a eu, du reste, bien des formes d’inspiration, bien des manières de prophétiser. Nous avons, aujourd’hui, réintégré dans l’ordre naturel certaines manifestations qui paraissaient miraculeuses à nos pères. Sur le plan physique, les gémissements, les profonds soupirs, le fait de tomber à terre en proie à des convulsions, sont devenus, pour nous, un langage gestuel que peut faire naître une profonde émotion et dont l’interprétation toute naturelle est admise.

Il n’est pas contestable, en revanche que ce que nos ancêtres appelaient leurs inspirations leur ont permis d’être fermes dans les combats et plus fermes encore devant les bûchers, les gibets et les échafauds. Ils dénonçaient d’abord l’infirmité de la créature humaine et cette infirmité individuelle, tapie en chacun de nous, les amenait à comprendre les grands malheurs collectifs, les persécutions et les massacres. S’ils commençaient toujours à parler de la grande pitié de leur peuple, c’était pour en venir à l’annonce de la destruction de la Grande Babylone et à la proclamation du triomphe de la véritable Église de Dieu. Comment pourrait-on leur en vouloir de s’être laissés abuser par l’espérance quand tout les portait au désespoir ?

Pendant près de deux ans, au moment de notre vie où nos forces encore intactes prennent une sorte de solennité en se sentant déjà moins vivaces, j’aurai vécu dans la familiarité d’un de ces prophètes. Jour après jour, j’aurai écrit l’histoire de Castanet et sans jamais entendre clairement ce qu’il disait, j’aurai vécu dans son témoignage. On sait, sans avoir une seule ligne de lui, qu’il avait l’éloquence naturelle et que son émotion était contagieuse. Ce garde des bois de l’Aigoual, ce chef de guerre des brigades de la montagne, ce prophète inspiré, ne devait pas être différent des gens que j’ai connus pendant mon enfance. Ma grand-mère m’a parfois parlé de lui comme elle m’aurait parlé d’un ami de notre famille. Du côté paternel comme du côté maternel, les miens entourent le lieu perdu où il était né, Mas-sevaques est entre le Pompidou et la haute vallée de l’Hérault, et les miens étaient faits pour rejoindre sa troupe, mais surtout ils auraient pu l’entendre prêcher et prophétiser.

Quand Castanet élève la voix, c’est d’abord pour déplorer les imperfections de la nature humaine et les malheurs de son peuple. L’idée du péché individuel se confond, pour lui et pour ses semblables avec les grands malheurs collectifs comme ceux qui s’étaient abattus sur les Cévennes. Ils témoignent, l’un et l’autre, de la présence du mal dans le cœur de l’homme.

Si vous aviez demandé à Castanet ce qui inspirait ses discours et ses prophéties, il vous aurait répondu que c’était " la grâce de Dieu ". Comment dire mieux ? Comment dire plus ? Et quand on est plongé dans l’abîme du malheur, quelle bénédiction que de sentir la présence de Dieu par celle de sa grâce. S’il pouvait en être ainsi c’est que jamais ou presque jamais ces simples gens de la montagne ne se permettaient de demander une grâce personnelle à celui qui pouvait tout. Ils n’élevaient vers lui aucune de ces supplications dérisoires, aucune de ces demandes de faveurs sans importance qui constituent la plus grande partie des prières que les hommes adressent à la divinité. A chaque jour nouveau, c’était un nouveau concert de bénédictions et de louanges qui s’élevait des bois où s’étaient réfugiés les camisards ou sur les bancs de rames où se tenaient accroupis les galériens. Combattants et martyrs disaient à peu près la même chose : " Merci, Seigneur Notre Dieu, de ramener sur nous la lumière ! Merci de tous les bienfaits que tu nous accordes et que tu renouvelles chaque matin. Les épreuves que tu nous envoies ne sont pas les moindres de tes bénédictions ! " Veille sur ceux qui combattent dans nos montagnes, disaient les galériens. " Veille sur ceux qui souffrent sur les galères et dans les prisons ", répondaient les combattants du Désert...

C’est dans cet esprit d’humilité et de confiance totale que les prophéties devenaient naturelles. L’atrocité de la condition dans laquelle se trouvaient nos pères faisait jaillir leurs inspirations de leurs prières. Nourris de la Bible, ils retrouvaient dans leurs discours la voix des prophètes du peuple élu et la hauteur de ton et de style qu’ils avaient appris dans l’Ancien Testament.

André CHAMSON de l’Académie française.